"Un regard calme sur l'Alg�rie"_ Editions du Seuil.
Extrait du chapitre 11 -
Khalifa ou l'Alg�rie des milliardaires
La jeunesse dor�e s'amuse
� How can we dance when our earth is turning ?...
...How do we sleep while our beds are burning ! �
Ao�t 1992. Le riff lourd des Midnight Oil s'�chappe d'une villa du Club des pins, la station baln�aire de la nomenklatura, � l'ouest d'Alger. La tchitchi s'amuse et festoie. N., un membre de la jeunesse dor�e alg�roise - bac moins cinq mais � beaucoup flouss � -, r�gale, car la police vient de retrouver sa berline allemande, vol�e quelques jours plus t�t. Trois m�chouis d'agneaux nourris aux plantes aromatiques des Hauts Plateaux sont d�chir�s � pleines griffes. Sur de petites tables � tr�teaux dispos�es aux quatre coins de la pelouse roussie par le plomb de l'�t�, les assoiff�s ont droit � de la bi�re d'importation, du vin rouge de M�d�a, du whisky et m�me de la vodka su�doise.
Les filles rient bruyamment, les jeunes m�les rivalisent d'anecdotes.
On parle un m�lange de darja [arabe alg�rien] et de fran�ais. On �voque avec nostalgie d'autres soir�es tout aussi arros�es, comme ce fameux r�veillon du nouvel an o� le fils de tel ministre a sorti son � gueflin � pour mettre un peu plus d'ambiance. On �pilogue sans fin sur la ligne de la derni�re Porsche ou le cuir de la nouvelle Golf. Le � tchitchouite � aime parler de sa voiture. Il est persuad� que c'est la meilleure mani�re d' impressionner sa belle, laquelle fait mine de fr�mir lorsque lui et ses comparses se lancent d�fi sur d�fi en se promettant que le retour sur Alger au petit matin sera le pr�texte � une course-poursuite le long des lacets bois�s du domaine Bouchaoui. La � tchiheu � se sent bien car l'�t� et les plaisirs du bronzage � la Crique, la portion la plus courue de la plage, sont loin d'�tre termin�s.
Quelques heures plus t�t, un attentat � l'explosif, le premier du genre depuis l'ind�pendance, a fait huit morts et plus d'une centaine de bless�s � l'a�roport Houari Boumediene d'Alger. Deux mois apr�s l'assassinat du pr�sident Mohamed Boudiaf, c'est un nouveau signe que le pays est entr� dans la nuit. La soir�e n'a pas �t� annul�e. La tchitchi n'a que faire de cette Alg�rie qui commence � souffrir dans sa chair, m�me si quelques invit�s sont bien d�termin�s � se saouler, r�alisant sans peut-�tre vouloir se l'avouer, la gravit� de la situation.
Parmi les f�tards, un jeune homme au visage rond se tient un peu en retrait. Ce n'est pas vraiment un tchitchouite, du moins il ne fait pas partie des figures les plus connues de ce cercle tr�s ferm�, ha� et jalous� par une grosse partie de la jeunesse alg�rienne d�soeuvr�e. En fait, nombre d'invit�s ne le connaissent pas. D'autres, l'appellent, non sans m�pris, � le Pharmacien �, ce qui n'est pas faux puisque Rafik Khalifa - qui n'est pas encore devenu le Moumen adul� par la bonne soci�t� alg�roise - a repris l'officine de son p�re, un ancien ministre de Ben Bella et surtout un ancien du Minist�re de l'Armement et des Liaisons g�n�rales (MALG), l'anc�tre de la S�curit� militaire.
Seuls ses proches savent que ce jeune homme � l'apparence timide s'est lanc� dans les affaires et qu'il tisse patiemment sa toile en choisissant ses associ�s et en faisant une cour pressante � ses futurs protecteurs - les seconds �tant souvent les p�res des premiers. Ceux qui, ce soir-l�, se moquent ouvertement de lui, et plus encore de l'ami qui l'accompagne, un cha�bi - un gars du peuple -, qui deviendra par la suite, pour le meilleur puis le pire, son bras droit, n'imaginent pas un instant qu'ils ont devant eux un aventurier qui va b�tir en moins de six ans le premier groupe priv� du pays � qui poss�dera une banque, une compagnie a�rienne et de multiples autres soci�t�s. Un homme qui va incarner pendant quelques ann�es un bien sulfureux r�ve alg�rien avant que la faillite de son groupe ne provoque le plus important scandale politico-financier de l'Alg�rie ind�pendante, avec son cort�ge de petits �pargnants ruin�s, d'entreprises publiques grug�es, d'employ�s licenci�s et de personnalit�s politiques �clabouss�es.
De la majorit� des coqs oisifs de la tchitchi alg�roise qui, au d�but d'ann�es 1990, d�pensaient l'argent de papa, - et pour certains l'argent de l'Etat pris par papa -, Moumen � le millionnaire � a rapidement fait par la suite ses employ�s, ses hommes de main et m�me ses coursiers-larbins. Ils l'ont servi, admir�, parfois m�me v�n�r�. Il a pris leur conscience et plus encore, pour certains, leur honneur et leur dignit� ; sans oublier, bien entendu, le c�ur bien int�ress� des jeunes filles, habill�es � la derni�re mode de Paris, qui, en cette soir�e o� les gravats de l'a�roport d'Alger fumaient encore, n'avaient aucun regard pour lui.
Retour sur le scandale Khalifa
La fulgurante ascension de Khalifa puis sa chute toute aussi rapide mais surtout brutale demeurent largement inexpliqu�es. Il n'est pas s�r que cette saga bien particuli�re r�v�le un jour tous ses secrets m�me si plusieurs de mes confr�res enqu�tent pour tenter de comprendre, au-del� des th�ories et des rumeurs les plus fantaisistes, comment un � pharmacien � a pu cr�er une banque et une compagnie a�rienne dans un pays, certes en � mutation � vers l'�conomie de march�, mais o� des milliers d'entrepreneurs ont �t� forc�s d'abandonner leurs projets, �c�ur�s par la bureaucratie, les tentatives de racket ou tout simplement par l'impossibilit� d'obtenir le moindre financement bancaire, faute de piston et de protections solides. C'est en ayant conscience du g�chis et de l'�norme d�perdition de talents que l'on peut appr�hender l'aspect ahurissant de la � r�ussite � de Khalifa.
En Alg�rie, pays min� par les p�nuries, les id�es d'affaires ne manquaient pas. Plusieurs de mes camarades dipl�m�s de l'Enita avaient des projets solides en mati�re de cr�ation d'entreprise � et donc d'emplois. La plupart n'ont jamais r�ussi � faire entendre leur voix et encore moins � �tre re�us par un banquier. D'autres, �coeur�s par les taux usuriers que voulaient leur imposer les banques, ont pr�f�r� renoncer, acceptant de v�g�ter dans des entreprises publiques avant de partir offrir leur savoir et leur cr�ativit� � des entreprises occidentales.
Il ne faut pas croire non plus que les pistonn�s �taient mieux lotis. M�me apr�s l'ouverture de 1988, un entrepreneur fortun�, prot�g� par un g�n�ral voire soutenu par un grand groupe �tranger mettait, dans le meilleur des cas, des ann�es � finaliser le moindre projet de business, � l'exception notable de la restauration, cr�neau rentable et facile dans lequel se sont engouffr�s des centaines � d'hommes d'affaires �. Si le projet concernait le secteur industriel, il n'�tait pas rare que ses promoteurs soient inqui�t�s par une kyrielle d'administrations, sans oublier la justice et les services secrets, au nom de la protection des monopoles publics et de la sacro-sainte gestion socialiste des entreprises.
On comprend alors combien a pu para�tre �tonnante, voire suspecte, la r�ussite du groupe de Rafik Khalifa, qui reposait tout de m�me sur deux activit�s � la banque et le transport a�rien � dont il �tait impensable, jusqu'au d�but des ann�es 1990, qu'elles puissent �tre permises un jour � un op�rateur priv�.
Au-del� de l'incontournable question sur les moyens financiers de Khalifa, il faut donc d'abord constater que la naissance de son � empire � s'est jou�e de trente ann�es de dogme socialiste qui ont fait que les mentalit�s de l'administration et du personnel politique ont toujours �t� suspicieuses � l'�gard d'un secteur priv� longtemps qualifi�, y compris dans les textes officiels et pas simplement dans les �ditoriaux du quotidien El-Moudjahid, de � parasite �.
L'absurdit� de la th�se du blanchiment
Cela �tant pr�cis�, il est �vident que c'est la question de l'origine des fonds de Khalifa qui concentre le principal des interrogations. Dans l'Alg�rie de Chadli, un pharmacien, fils d'un ancien ministre, faisait logiquement partie des milieux ais�s, mais pas au point de disposer de la mise de d�part n�cessaire pour �laborer le plan de financement d'une banque et d'une compagnie a�rienne aux appareils flambants neufs. O� donc le pharmacien a-t-il trouv� ses premiers milliers de dollars qui lui ont permis de devenir millionnaire ?
D�s le d�but de son aventure, avant m�me que la presse occidentale ne commence � s'int�resser � lui, a circul� la th�se d'un blanchiment d'argent organis� par les grandes t�tes de la nomenklatura alg�rienne. Une th�se qui faisait de Khalifa un vulgaire homme de paille dont le culot et l'ambition auraient servis � donner une respectabilit� � l'argent de la corruption, des pots-de-vin et des d�tournements.
Cette th�se, disons-le sans h�sitation, est stupide car elle ne tient gu�re compte de la mentalit� des hommes du pouvoir. Quand l'un d'entre eux avance un dollar, il exige toujours de r�cup�rer au moins sa mise. Comment peut-on imaginer que ces hommes, qui ont vol�, qui ont parfois tu� ou fait tuer, et qui ont plac� leur argent � Gen�ve, � Londres ou aux �les Ca�man, acceptent de voir leurs dollars jet�s par les fen�tres, pour payer, � l'occasion d'un d�ner de gala, le d�placement � Alger d'acteurs et d'actrices fran�ais �pres au gain ou pour financer � fonds perdus l'organisation d'une f�te sur les hauteurs de Cannes o� toute la jet-set parisienne �tait pr�sent, tous frais pay�s ? Comment auraient-ils pu accepter de mettre de l'argent dans des affaires dont n'importe quel �l�ve de premi�re ann�e dans un institut de comptabilit� aurait imm�diatement d�tect� le manque �vident de rentabilit� ?
Surtout, la n�cessit� de blanchir de l'argent ne se comprend, et ne se justifie pour les principaux int�ress�s, que s'il existe un Etat de droit et une justice ind�pendante, ce qui est loin d'�tre le cas en Alg�rie. Pourquoi la mafia politico-financi�re alg�rienne se sentirait-elle oblig�e de faire passer son argent sale via une lessiveuse quand rien ne la menace et qu'aucune juridiction, nationale ou m�me internationale, n'est capable de lui demander des comptes ? Depuis des d�cennies, en France comme dans les places off-shore, l'argent de la corruption en Alg�rie dort tranquillement, � l'abri de toute investigation et l'unique personne � avoir tent� de dresser l'inventaire des biens � l'�tranger des principaux dirigeants alg�riens est morte assassin�e � Annaba un matin de juin 1992.
Mohammed Boudiaf - c'est de lui dont il s'agit - s'est attaqu�, et l'a pay� de sa vie, au tabou des tabous : l'identification des d�tenteurs des quelques 20 milliards de dollars � �valuation minimaliste � vol�s, d'une fa�on ou une autre au peuple alg�rien. Depuis sa disparition, aucune personnalit� politique n'a pris le risque de remettre au go�t du jour un slogan pourtant fort c�l�bre dans les ann�es 1980, notamment dans la mouvance islamiste : � D'o� tiens-tu cela ? � Il ne faut pas r�ver ni �tre na�f : en Alg�rie, blanchir de l'argent mal acquis n'est absolument pas une urgence pour ses d�tenteurs.
Une gigantesque op�ration de cavalerie
Ecarter la th�se du blanchiment ne signifie pas que Khalifa n'a pas b�n�fici� de soutiens normalement indus dans n'importe quel Etat de droit. Toute son ascension n'a pu se faire sans protecteurs, mais leur principale intervention n'a pas �t� financi�re. A chacune des �tapes de la construction de son groupe, Khalifa a surtout b�n�fici� de passe-droits, comme en t�moigne la rapidit� avec laquelle lui a �t� d�livr� un agr�ment pour sa compagnie a�rienne alors que tant d'autres demandes ant�rieures dormaient dans des tiroirs de bureaux poussi�reux. En s'entourant de fils � papa, en faisant une cour assidue � des d�cideurs de premier rang, Khalifa s'est dot� de moyens d'influence efficaces pour arriver � ses fins.
Quant au financement, il a vraisemblablement r�sult� de plusieurs apports : celui de l'activit� pharmaceutique de Khalifa, mais surtout et avant tout des pr�ts bancaires obtenus, l� encore, gr�ce � de puissantes interventions aupr�s d'�tablissements financiers, rappelons-le, tous �tatiques. Les Alg�riens ont une formule toute pr�te : ils appellent cela un � financement par coup de fil � ou encore � par injonction �. L'argent appelant l'argent, surtout apr�s la cr�ation de la banque et avec la possibilit� � l�gale - de transformer en devises fortes les d�p�ts en dinars, le groupe Khalifa a pu se d�velopper en travaillant avec l'argent des autres, ce qui est normal pour une banque, tout en oubliant, ce qui l'est moins, qu'il s'agissait dans le m�me temps de l'argent des d�posants.
En somme, le miracle Khalifa n'est rien d'autre qu'une immense op�ration de cavalerie, l'argent de la banque servant � financer les autres activit�s du groupe, au m�pris de toute r�gle prudentielle et surtout, � en croire des fonctionnaires de la Banque d'Alg�rie, dans un d�sordre comptable indescriptible,. Un syst�me de pyramides d'autant plus faciles � construire que les d�posants, s�duits par des taux de r�mun�ration all�chants propos�s par la Khalifa Bank, se sont pr�cipit�s pour effectuer leurs d�p�ts, abandonnant leur bon vieux livret de Caisse d'�pargne et ses int�r�ts d�risoires.
� L'injonction � �mise par les protecteurs de Khalifa a aussi servi � alimenter d'une autre mani�re les caisses de sa banque puisque de nombreuses entreprises publiques, et non des moindres, ont re�u l'ordre d'y domicilier une partie de leurs tr�soreries. Cela a �t� aussi le cas pour les organismes sociaux, un peu comme si la Caisse d'assurance-maladie fran�aise avait confi� ses cotisations � Enron ou Parmalat� Et tout cet argent, transform� en euros ou en dollars, a servi � financer des lignes a�riennes d�ficitaires, des sponsorings inutiles, des acquisitions de soci�t�s occidentales en quasi-faillite ou encore des op�rations de � prestige �, pour le compte de Khalifa ou celui de l'Etat alg�rien, en mal de reconnaissance internationale.
Il ne faut pas non plus oublier les manifestations � culturelles � o� le clinquant le disputait au mauvais go�t. Cet argent a aussi r�mun�r� une foultitude de collaborateurs, d'amis, de solliciteurs en tous genres. Khalifa n'a certes pas blanchi l'argent de la mafia-politico financi�re mais, au travers de la construction chaotique de son �chafaudage brinqueballant, il a vraisemblablement permis � plusieurs de ses membres de s'enrichir gr�ce � de l'argent public ou � celui des �pargnants.
Une affaire d'incomp�tence g�n�rale
Pour expliquer sa chute, Khalifa s'en est pris � Abdelaziz Bouteflika et � son entourage, bien que des proches du pr�sident aient longtemps �t� des collaborateurs directs du millionnaire. Il est vraisemblable que le refus de ce dernier d'offrir un soutien sans �quivoque � Bouteflika lors des grandes man�uvres qui ont pr�c�d� les pr�sidentielles de 2004 lui a co�t� cher, m�me si les inqui�tudes des capitales europ�ennes, � commencer par Paris, sur les relations du groupe Khalifa avec plusieurs milieux d'affaires interlopes du Proche-Orient et d'Am�rique latine ont pouss� les autorit�s alg�riennes � en finir avec un groupe de toutes les fa�ons moribond.
Il reste que le vrai int�r�t, � mon sens, dans cette affaire n'est pas de savoir pourquoi le pouvoir a d�cid� de pr�cipiter la chute du millionnaire en paralysant sa banque et en le for�ant, lui et ses collaborateurs � s'exiler. Il faut d'abord se demander pourquoi le navire Moumen a pris l'eau aussi vite, et la seule explication qui s'impose � ce sujet est l'incomp�tence. Avec des moyens financiers consid�rables, un soutien politique sans faille jusqu'au moins en 2002, la sympathie des milieux d'affaires occidentaux, Khalifa avait la possibilit� de b�tir un groupe puissant et cr�dible, comparable � ceux des oligarques russes. C'est cette chance qu'il n'a pas su saisir. En s'entourant, le plus souvent, de personnes incapables d'appr�hender le b-a-ba de la gestion d'une entreprise, et � plus forte raison d'un groupe international, Moumen a d'autant plus pr�par� sa d�ch�ance que la folie des grandeurs, la soif de reconnaissance et une attirance malheureuse pour le monde des paillettes ont rapidement eu raison de sa lucidit�.
Les oligarques russes ne sont pas des mod�les de probit� ni m�me de bon go�t. Eux aussi ont b�ti leurs fortunes gr�ce � des � injonctions � politiques � celles du clan Eltsine � mais ils ont eu tr�s vite l'intelligence de comprendre qu'il leur fallait structurer leurs soci�t�s, les normaliser en faisant appel � de l'expertise confirm�e � y compris am�ricaine. Khalifa, quant � lui, a pr�f�r� se reposer sur des gens qui, en d�placement en Occident, faisaient mine de lire le Financial Times ou le Wall Street Journal, mais qui en r�alit� �taient, pour la plupart, incapables de faire la diff�rence entre une action et une obligation. La v�rit�, implacable, est que l'on ne g�re pas un groupe international, fut-il b�ti avec facilit�, comme on revend des cigarettes � la sauvette.
Mais l'incomp�tence dans cette triste affaire concerne aussi les autorit�s alg�riennes. D�s sa cr�ation, la Khalifa Bank a pos� des probl�mes, et les mises en garde de plusieurs fonctionnaires ont �t� ignor�es par les autorit�s politiques, � commencer par la Pr�sidence. Dans ce scandale, toutes les autorit�s de r�gulation et de supervision ont aussi failli � leur mission, et leur capacit� � s'adapter � la mutation de l'�conomie alg�rienne reste pos�e. Le pouvoir a bien entendu sa responsabilit�. D'abord, ses soutiens � injonctifs � ont emp�ch� toute v�ritable enqu�te de ces autorit�s de r�gulations. Ensuite, il a p�ch� par d�sinvolture d�s lors qu'il est devenu �vident que les jours du groupe Khalifa �taient compt�s. Il est symptomatique de noter que l'organisme public destin� � rembourser les d�posants en cas de faillite bancaire n'a �t� cr�� que quelques jours avant la banqueroute de la Khalifa Bank alors qu'elle �tait annonc�e depuis au moins six mois !
La fascination pour le passe-droit : cl� de l'ascension de Khalifa
L'affaire Khalifa ne doit pas non plus se r�sumer � un simple scandale politico-financier. La naissance de ce groupe, ses errements et sa chute controvers�e sont aussi le reflet d'une Alg�rie gagn�e par le cynisme, o� la morale et les rep�res �thiques les plus simples ont disparu, balay�s par la crise �conomique et la peur du lendemain. Une Alg�rie domin�e par les voyous devenus soudain des exemples � suivre notamment pour une jeunesse d�boussol�e.
Dans l'oc�an de m�diocrit� qui entourait le millionnaire, il y avait tout de m�me quelques personnes comp�tentes dont la trajectoire laisse pantois. Ainsi, � la lecture de la liste de ses proches collaborateurs, dont plusieurs sont d�sormais r�fugi�s en France car en d�licatesse avec la justice alg�rienne, j'ai �t� surpris de trouver le nom de jeunes personnes �duqu�es, fils et filles � de bonne famille �, pour reprendre une expression typiquement alg�roise. Comment ces dipl�m�s, qui avaient toutes les chances de leur c�t� en mati�re de carri�re professionnelle � en Alg�rie comme ailleurs -, ont-ils pu se laisser embarquer dans cette aventure naus�abonde ?
En admettant que leur bonne foi soit r�elle au d�part, pourquoi n'ont-ils pas quitt� le navire d�s les premi�res alertes ? L'un de mes anciens camarades, perdu de vue depuis le d�but des ann�es 1990, a �t� l'un d'eux. Brillant, nationaliste et issu d'une famille tr�s ais�e, il s'est retrouv� parmi les � Khalifa Boys �. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Des amis communs me parlent de l'in�vitable fascination que Khalifa a engendr�e au sein de la jeunesse alg�roise. L'ambition, la puissance � au demeurant �ph�m�re � procur�e par l'argent et surtout la sensation de planer au dessus du lot commun sont des explications plausibles.
L'attraction de ce que je qualifierais de � forces n�gatives �, qu'il s'agisse de millionnaires � la r�putation sulfureuse mais aussi de militaires, de miliciens ou d'agents de s�curit� imbus de leur pouvoir � en un mot, tout ce qui est susceptible d'exercer un pouvoir, voire une violence, � l'encontre d'autrui �, est l'un des probl�mes de la soci�t� alg�rienne. C'est ce que l'on pourrait traduire par le � fantasme de la carte �.
Plusieurs r�cits, mille fois entendus dans de multiples circonstances et dans toutes les versions possibles, illustrent bien cette envie f�roce de pouvoir absolu, qui se conjugue paradoxalement avec une exigence romantique de justice totale, voire de revanche. Le sc�nario est presque toujours le m�me : un homme � ou une femme - est le t�moin d'une injustice, peut-�tre m�me la subit-il. Face aux � m�chant �, il sort sa carte de policier ou, encore mieux, d'agent de la S�curit� militaire : le � m�chant � est confondu. La justice triomphe.
C'est ce qui est par exemple arriv� � une amie, militaire, qui, alors qu'elle �tait au volant de sa voiture � elle ne portait pas d'uniforme �, fut arr�t�e � un barrage � l'entr�e d'Alger. Avant m�me de lui demander ses papiers, un gendarme �gr�na un chapelet d'obsc�nit�s, puis il se figea devant la carte d'officier que mon amie lui colla sous le nez. Racont�e avec force d�tails, cette histoire fera du bien � n'importe quel alg�rien, islamiste compris.
Mais la carte, c'est d'abord le pouvoir, et il arrive qu'elle serve � commettre des injustices, du moins � violer la loi. A 20 ans, avec ma carte d'�l�ve-officier, - qui, l�galement, ne me donnait aucun avantage �, j'ai ainsi pu � griller des cha�nes �, p�n�trer dans des minist�res o� le planton s'inclinait devant le liser� vert et rouge, bref, passer outre la majorit� des obstacles qui se dressaient sur le chemin quotidien de mes concitoyens.
A Alger, dans mon quartier, un simple d'esprit se promenait toujours avec, dans la poche de son veston crasseux, une fausse carte de sourti (agent de s�ret�) qui, lorsqu'il l'exhibait nous obligeait � faire mine d'�tre effray�s et de le supplier de ne pas nous embarquer�
L'id�e que la r�ussite signifie que l'on peut b�n�ficier de passe-droits par rapport � la majorit� est profond�ment ancr�e dans la soci�t� alg�rienne. Les gens qui travaillent � l'a�roport d'Alger ont longtemps utilis� leur badge pour accompagner parents et amis jusqu'� la salle d'embarquement, voire jusqu'au pied de la passerelle. L'attentat d'ao�t 1992, le d�tournement de l'Airbus d'Air France en d�cembre 1994 ont forc� les autorit�s � �tre plus vigilantes et intransigeantes, mais, au moindre rel�chement, les mauvaises habitudes reprennent tr�s vite. Se sentir, au moins une fois, mieux servi que les autres, est peut-�tre une mani�re de mieux accepter la duret� d'�tre alg�rien. On comprendra alors pourquoi rejoindre le groupe Khalifa, du moins faire partie de l'entourage du millionnaire, a pu para�tre si important � de jeunes �lites alg�riennes.
Le temps de la cur�e
Je pense aussi aux parents des Khalifa Boys. Parmi ces derniers, de v�ritables commis de l'Etat, ont servi toute leur vie le pays sans jamais se laisser prendre dans les rets de la mafia politico-financi�re. Le fait qu'ils aient ferm� les yeux � peut-�tre m�me ont-ils encourag� leur prog�niture � s'acoquiner avec Khalifa � est la meilleure preuve des d�g�ts inflig�s � la soci�t� alg�rienne, y compris au sein de ses �lites. La d�vastation sem�e par la guerre civile et la forte certitude selon laquelle l'avenir de l'Alg�rie ne peut qu'�tre pire poussent des p�res et des m�res � faire fi de leurs r�ticences et � accepter de leurs enfants des actes et des d�cisions qu'ils n'auraient jamais tol�r� auparavant. Khalifa a cass� les derni�res digues, de la soutra, la retenue.
Sa � r�ussite �, l'�talage insolent de sa richesse, ont g�n�ralis� le � Pourquoi pas moi ? � ou encore le � Ou�che fiha ? Dir kifou ! � (Et alors ? Fais comme lui !), et balay� tout scrupule � l'id�e de verser des pots-de-vin, encourager le d�pe�age d'entreprises publiques ou se servir largement dans la caisse � pour sortir une bonne fois pour toute du sous-d�veloppement �. Deux expressions r�sument bien cette fr�n�sie � s'en sortir par tous les moyens : � tag ala man tag � (pas de quartiers) et � sans piti� �. Et la chute de Khalifa n'a rien r�gl� car, en fait, ce scandale n'est qu'un arbre qui a cach� une for�t qui ne cesse de s'�tendre.
Ayant compris que rien de bon ne sortirait d'une trop grande m�diatisation � surtout � l'�tranger �, une vingtaine de nouveaux millionnaires installent tranquillement leurs filets. Ils ont envi� Khalifa. Ils entendent d�sormais faire mieux que lui et refusent avec force que l'Etat alg�rien ou les syndicats se mettent sur leur route. L'autre grande violence du bazar �voqu� dans le chapitre 9, c'est en effet celle de l'Alg�rie post-socialiste, � qui le FMI rend r�guli�rement hommage en appelant le pouvoir � aller encore plus loin dans la privatisation. Une Alg�rie o� le contrat social a �t� d�chir� en mille morceaux emport�s par le vent du laisser-faire. Une Alg�rie � d'entrepreneurs � sans foi ni loi, qui ne d�clarent pas leurs employ�s et qui n'h�sitent pas � corrompre tous ceux qui se dressent devant eux, arrosant de pots-de-vin tous leurs interlocuteurs, semant une corruption d�passant en ampleur celle, pourtant f�roce, des ann�es les plus noires de la pr�sidence de Chadli Bendjedid.
Dans le business alg�rien, le ma�tre mot, celui que les expatri�s occidentaux qui se r�installent dans le pays apprennent en premier, c'est � tchippa � - pot-de-vin. Pas de contrat sans tchippa, ni de terrain ni de quelconque autorisation administrative. Dans le pass�, la � juste � r�tribution de celui qui savait se montrer compr�hensif s'appellait el-kahwa, le caf�. La tchippa, elle, doit �tre importante, et petit � petit, � l'image du bakchich �gyptien, elle gangr�ne toute la soci�t�. � Je suis devenu tchippiste �, me dit un ancien de l'Enita pour me r�sumer son m�tier de d�l�gu� commercial pour un grand groupe international. � J'ouvre les portes en offrant des cadeaux, des dollars ou des euros. Quand quelqu'un r�siste, je monte plus haut. La fois d'apr�s, s'il y en a une, il ne r�siste plus. �
Mais le bazar, c'est aussi l'argent facile, la vulgarit�, l'arrivisme. Ce sont les nouveaux riches aux voitures de luxe qui roulent d�j� � Alger alors qu'elles n'existent pas encore en France. Ce sont les beggars - litt�ralement, les vachers-, qui flambent en une soir�e dans un restaurant de la capitale, l'�quivalent d'un an de salaire d'un smicard. C'est une jeunesse qui r�ve de Duba�, de Londres ou de l'avenue Foch � Paris. A nombre d'entre eux, l'Alg�rie n'a offert que violences et absence de justice. Alors, � leur tour, ils violentent la soci�t� et se lancent avec avidit� dans la cur�e.
Une classe politique et une presse �clabouss�es par le scandale
Le personnel politique alg�rien est loin de sortir indemne du scandale Khalifa. Dans sa grande majorit�, il a �t� incapable de prendre la mesure des nombreuses interrogations qui entouraient l'�mergence du groupe Khalifa. Rien dans cette affaire ne l'a �tonn�, et son incapacit� � comprendre rapidement le caract�re factice de cette r�ussite en dit long sur l'absence de culture �conomique et financi�re �voqu�e dans le chapitre sur le bazar.
En 2002, des �lus, s�nateurs et d�put�s, ont m�me octroy� � Khalifa le titre de � manager de l'ann�e � ! Il est vrai que ce dernier a su �tre g�n�reux avec tous ceux qui le sollicitaient, parfois simplement pour pallier le manque de moyens de leurs administrations. Ce fut le cas de Khalida Messaoudi, militante anti-islamiste tr�s connue en France, qui, en tant que ministre de la Culture, durant la premi�re pr�sidence de Bouteflika, fut oblig�e de se fendre d'un courrier officiel suppliant le millionnaire d'accepter de payer le cachet � en dollars � d'un chanteur �gyptien qui exigeait ses sous avant de se produire � Alger pour le quaranti�me de l'anniversaire de l'ind�pendance. Un ministre oblig� de qu�mander de l'argent issu principalement de d�p�ts d'organismes publics ! Voil� l'exemple m�me de la confusion des genres qui a entour� cette affaire.
Enfin - et j'ai conscience de remuer le couteau dans la plaie -, la presse alg�rienne ind�pendante, si brave et m�ritante soit-elle, a tout autant p�ch� par indulgence, sinon par int�r�t, vis-�-vis de Khalifa. Avec ses largesses (publicit�, voyages de presse, recrutement de parents), le groupe a su se concilier la majorit� des titres, qui ont longtemps attendu avant d'�mettre la moindre r�serve, certains le d�fendant m�me avec passion lorsque les premiers articles critiques ont commenc� � �tre publi�s en France. Mais le pire, c'est que les plus laudateurs ont �t�, comme c'est souvent le cas, les plus f�roces dans le d�cha�nement m�diatique qui a suivi la chute du groupe. On ne br�le que ce que l'on a aim�